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8 juin 2007 5 08 /06 /juin /2007 13:23

uperficialité, incohérence, stérilité des idées et versatilité des attitudes sont donc, à l'évidence, les traits caractéristiques des directions politiques occidentales. Mais comment expliquer leur généralisation et leur persistance ?

Sans doute, les mécanismes de recrutement et de sélection du personnel politicien y ont-ils une part importante. Plus encore que dans les appareils bureaucratiques qui dominent les autres activités sociales, la dissociation entre la possibilité de promotion et la capacité de travailler efficacement atteint un point limite dans les partis politiques. La « politique », au sens courant du terme, a de tout temps été un métier bizarre. Elle a toujours exigé que l'on combine les facultés et capacités spécifiques requises, selon le type de régime considéré, pour « accéder au pouvoir » ; et les facultés et capacités requises pour savoir utiliser ce pouvoir. En soi, l'art oratoire, la mémoire des visages, la capacité de se faire des amis et partisans, de diviser et affaiblir les opposants n'ont rien à voir avec le génie législatif, le talent administratif, la direction de la guerre ou de la politique extérieure ; pas plus que, sous un régime absolutiste, l'art de plaire au monarque n'a de rapport avec l'art de gouverner."

Cornélius Castoriadis, La crise des sociétés occidentales (publiée dans Politique internationale, n°15, printemps, 1982, p. 131-147), La montée de l'insignifiance, Seuil, 1996, p. 14.
Illustration:
Bruly Bouabré Frédéric, Les grandes figures,
Musée national d'art contemporain, Centre Georges Pompidou, Paris.
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19 mai 2007 6 19 /05 /mai /2007 00:43
a nation (...) remplit cette fonction d'identification par cette référence triplement imaginaire à une "histoire commune" - triplement, car cette histoire n'est que du passé, car elle n'est pas tellement commune, car enfin ce qui en est su et sert de support à cette identification collectivisante dans la conscience des gens est mythique pour la plus grande partie."



Cornélius Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, Points Essais, Seuil, 1999, p. 223.

Illustration:
Kunihisa, Parmi les cinq nations: couple de Français buvant, Musée Guimet, Paris.
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25 février 2007 7 25 /02 /février /2007 13:19
bethsabee-au-bain-tenant-la-lettre-de-david1.jpgs-vert-guill.gifi la société est instituée sur la dénégation acharnée de tout ce qui n'est pas fonctionnel et instrumental, sur la tentative de détruire les significations et la signification, sur la platitude infinie d'une vue pseudo-"scientifique" du monde qui est imposture et d'un "progrès matériel" qui est mensonge, non seulement elle rendra la grande oeuvre d'art impossible (...) mais elle ressentira une telle oeuvre comme une obscure menace, mettant en cause ses fondements même, et s'acharnera, instinctivement, contre elle."

Cornélius Castoriadis, Fenêtre sur le chaos, Seuil, 2007, p. 48.

illustration: Van Rijn, dit Rembrandt, Bethsabée au bain tenant la lettre de David, 1654, Musée du Louvre.
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31 décembre 2006 7 31 /12 /décembre /2006 17:24

 
Cornélius Castoriadis, extrait d'un documentaire en voie de préparation, réalisé par Marc Guignard et Marie Tavernier.
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6 décembre 2006 3 06 /12 /décembre /2006 15:46
"Est-ce que mon attitude revient à refuser le principe de réalité ? Mais quel est le contenu de ce principe ? Est-il qu’il faut travailler – ou bien qu’il faut nécessairement que le travail soit privé de sens, exploité, contredise les objectifs pour lesquels il a prétendument lieu ? Ce principe vaut-il, sous cette forme, pour un rentier ? Valait-il, sous cette forme, pour les indigènes des îles Trobriand ou de Samoa ? Vaut-il encore aujourd’hui, pour les pêcheurs d’un pauvre village méditerranéen ? Jusqu’à quel point le principe de réalité manifeste-t-il la nature, et où commence-t-il à manifester la société ? Jusqu’où manifeste-t-il la société comme telle, et à partir d’où telle forme historique de la société ? Pourquoi pas le servage, les galères, les camps de concentration ? Où donc une philosophie prendrait-elle le droit de me dire : ici, sur ce millimètre précis des institutions existantes, je vais vous montrer la frontière entre le phénomène et l’essence, entre les formes historiques passagères et l’être éternel du social ? J’accepte le principe de réalité, car j’accepte la nécessité du travail (aussi longtemps du reste qu’elle est réelle, car elle devient chaque jour moins évidente) et la nécessité d’une organisation sociale du travail. Mais je n’accepte pas l’invocation d’une fausse psychanalyse et d’une fausse métaphysique, qui importe dans la discussion précise des possibilités historique des affirmations gratuites sur des impossibilités sur lesquelles elle ne sait rien."

Cornélius Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, Points Essais, 1999, p. 138-139.
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30 novembre 2006 4 30 /11 /novembre /2006 20:45

« La question de l'institution et du social-historique devient limite de la pensée héritée, parce que et pour autant qu'elle est posée dans un horizon « purement théorique » ; parce que et pour autant que l'on veut rendre compte et raison de l'insti­tution telle qu'elle est, et fonder en raison l'institution telle qu'elle « devrait » être. Mais la question de l'institution excède de loin la « théorie » ; penser l'institution telle qu'elle est, comme création social-historique, exige de briser le cadre logique ontologique hérité ; proposer une autre institution de la société relève d'un projet et d'une visée politiques, qui peu­vent certes être discutés et argumentés, mais non être « fon­dés » sur une Nature ou une Raison quelconques (fussent-elles la « nature » ou la « raison » de l’« histoire »).

Franchir cette limite exige de comprendre cette « bana­lité » : la valeur (même « économique »), l'égalité, la justice ne sont pas des « concepts » que l'on pourrait fonder, construire (ou même détruire, comme veut parfois le faire Marx pour la justice) dans et par la théorie. Ce sont des idées/significations politiques concernant l'institution de la société telle qu'elle pourrait être et que nous voudrions qu'elle soit - institution qui n'est pas ancrée dans un ordre naturel, logique ou transcendant. Les hommes ne naissent ni libres, ni non-libres, ni égaux, ni non-égaux. Nous les vou­lons (nous nous voulons) libres et égaux dans une société juste et autonome - sachant que le sens de ces termes ne pourra jamais être définitivement défini, et que le secours que la théorie pourrait apporter à cette tâche est toujours radicalement limité et essentiellement négatif. »

Cornélius Castoriadis, « Valeur, égalité, justice, politique de Marx à Aristote et d’Aristote à nous », Les carrefours du labyrinthe I, Point Seuil, 1998, p. 411-412.

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17 novembre 2006 5 17 /11 /novembre /2006 01:14

« La domination de l'imaginaire est également claire pour ce qui est de la place des hommes, à tous les niveaux de la structure productive et économique. Cette prétendue organi­sation rationnelle exhibe (…) toutes les carac­téristiques d'un délire systématique. Remplacer, s'agissant de l'ouvrier, de l'employé, ou même du « cadre », l'homme par un ensemble de traits partiels choisis arbitrairement en fonction d'un système arbitraire de fins et par référence à une pseudo-conceptualisation également arbitraire, et le traiter dans la pratique en conséquence, traduit une prévalence de l'imaginaire, qui, quelle que soit son « efficacité » dans le système, ne diffère en rien de celle des sociétés archaïques les plus « étranges ». Traiter un homme en chose ou en pur système mécanique n'est pas moins, mais plus imaginaire que de prétendre voir en lui un hibou, cela représente un autre degré d'enfoncement dans l'imaginaire ; car non seule­ment la parenté réelle de l'homme avec un hibou est incom­parablement plus grande qu'elle ne l'est avec une machine, mais aussi aucune société primitive n'a jamais appliqué aussi radicalement les conséquences de ses assimilations des hommes à autre chose, que ne le fait l'industrie moderne de sa métaphore de l'homme-automate. Les sociétés archaïques semblent toujours conserver une certaine duplicité dans ces assimilations ; mais la société moderne les prend, dans sa pratique, au pied de la lettre de la façon la plus sauvage. Et il n'y a aucune différence essentielle, quant au type d'opéra­tions mentales et même d'attitudes psychiques profondes, entre un ingénieur taylorien ou un psychologue industriel d'un côté, qui isolent des gestes, mesurent des coefficients, décomposent la personne en « facteurs » inventés de toutes pièces et la recomposent en un objet second ; et un fétichiste, qui jouit à la vue d'une chaussure à talon haut ou demande à une femme de mimer un lampadaire. Dans les deux cas on voit à l'œuvre cette forme particulière de l'imaginaire qu'est l'identification du sujet à l'objet. La différence, c'est que le fétichiste vit dans un monde privé et son phantasme n'a pas d'effets au-delà du partenaire qui veut bien s'y prêter; mais le fétichisme capitaliste du «geste efficace», ou de l'indi­vidu défini par des tests, détermine la vie réelle du monde social. »

Cornélius Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, Point Seuil, 1999, p. 238-239.

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30 juillet 2006 7 30 /07 /juillet /2006 12:03

Il manque la voix de Cornelius Castoriadis, ce dissident essentiel, en ces temps de « non- pensée ». Il n'a pas sombré dans le renoncement esthète, ni dans le cynisme ni dans cette apathie repue qui dit : « Tout se vaut, tout est vu, tout est vain. » Il dénonce une élite politique réduite à appliquer l'intégrisme néolibéral, mais souligne aussi la responsabilité du « citoyen » que la précarité désengage de l'activité civique. Silencieusement, s'est mise en place cette formidable régression : une non-pensée produisant cette non-société, ce racisme social. Jusqu'au bout Castoriadis a recherché une radicalité : « Je suis un révolutionnaire favorable à des changements radicaux, disait-il quelques semaines avant sa mort. Je ne pense pas que l'on puisse faire marcher d'une manière libre, égalitaire et juste le système français capitaliste tel qu'il est. » (Daniel Mermet)


Ce qui caractérise le monde contemporain ce sont, bien sûr, les crises, les contradictions, les oppositions, les fractures, mais ce qui me frappe surtout, c'est l'insignifiance. Prenons la querelle entre la droite et la gauche. Elle a perdu son sens. Les uns et les autres disent la même chose. Depuis 1983, les socialistes français ont fait une politique, puis M. Balladur a fait la même politique ; les socialistes sont revenus, ils ont fait, avec Pierre Bérégovoy, la même politique ; M. Balladur est revenu, il a fait la même politique ; M. Chirac a gagné l'élection de 1995 en disant : « Je vais faire autre chose » et il a fait la même politique.

Les responsables politiques sont impuissants. La seule chose qu'ils peuvent faire, c'est suivre le courant, c'est-à-dire appliquer la politique ultralibérale à la mode. Les socialistes n'ont pas fait autre chose, une fois revenus au pouvoir. Ce ne sont pas des politiques, mais des politiciens au sens de micropoliticiens. Des gens qui chassent les suffrages par n'importe quel moyen. Ils n'ont aucun programme. Leur but est de rester au pouvoir ou de revenir au pouvoir, et pour cela ils sont capables de tout.

Il y a un lien intrinsèque entre cette espèce de nullité de la politique, ce devenir nul de la politique et cette insignifiance dans les autres domaines, dans les arts, dans la philosophie ou dans la littérature. C'est cela l'esprit du temps. Tout conspire à étendre l'insignifiance.

La politique est un métier bizarre. Parce qu'elle présuppose deux capacités qui n'ont aucun rapport intrinsèque. La première, c'est d'accéder au pouvoir. Si on n'accède pas au pouvoir, on peut avoir les meilleures idées du monde, cela ne sert à rien ; ce qui implique donc un art de l'accession au pouvoir. La seconde capacité, c'est, une fois qu'on est au pouvoir, de savoir gouverner.

Rien ne garantit que quelqu'un qui sache gouverner sache pour autant accéder au pouvoir. Dans la monarchie absolue, pour accéder au pouvoir il fallait flatter le roi, être dans les bonnes grâces de Mme de Pompadour. Aujourd'hui dans notre « pseudo- démocratie », accéder au pouvoir signifie être télégénique, flairer l'opinion publique.

Je dis « pseudo-démocratie » parce que j'ai toujours pensé que la démocratie dite représentative n'est pas une vraie démocratie. Jean-Jacques Rousseau le disait déjà : les Anglais croient qu'ils sont libres parce qu'ils élisent des représentants tous les cinq ans, mais ils sont libres un jour pendant cinq ans, le jour de l'élection, c'est tout. Non pas que l'élection soit pipée, non pas qu'on triche dans les urnes. Elle est pipée parce que les options sont définies d'avance. Personne n'a demandé au peuple sur quoi il veut voter. On lui dit : « Votez pour ou contre Maastricht ». Mais qui a fait Maastricht ? Ce n'est pas le peuple qui a élaboré ce traité.

Il y a la merveilleuse phrase d'Aristote : « Qui est citoyen ? Est citoyen quelqu'un qui est capable de gouverner et d'être gouverné. » Il y a des millions de citoyens en France. Pourquoi ne seraient-ils pas capables de gouverner ? Parce que toute la vie politique vise précisément à le leur désapprendre, à les convaincre qu'il y a des experts à qui il faut confier les affaires. Il y a donc une contre-éducation politique. Alors que les gens devraient s'habituer à exercer toutes sortes de responsabilités et à prendre des initiatives, ils s'habituent à suivre ou à voter pour des options que d'autres leur présentent. Et comme les gens sont loin d'être idiots, le résultat, c'est qu'ils y croient de moins en moins et qu'ils deviennent cyniques.

Dans les sociétés modernes, depuis les révolutions américaine (1776) et française (1789) jusqu'à la seconde guerre mondiale (1945) environ, il y avait un conflit social et politique vivant. Les gens s'opposaient, manifestaient pour des causes politiques. Les ouvriers faisaient grève, et pas toujours pour de petits intérêts corporatistes. Il y avait de grandes questions qui concernaient tous les salariés. Ces luttes ont marqué ces deux derniers siècles.

On observe un recul de l'activité des gens. C'est un cercle vicieux. Plus les gens se retirent de l'activité, plus quelques bureaucrates, politiciens, soi-disant responsables, prennent le pas. Ils ont une bonne justification : « Je prends l'initiative parce que les gens ne font rien. » Et plus ils dominent, plus les gens se disent : « C'est pas la peine de s'en mêler, il y en a assez qui s'en occupent, et puis, de toute façon, on n'y peut rien. »

La seconde raison, liée à la première, c'est la dissolution des grandes idéologies politiques, soit révolutionnaires, soit réformistes, qui voulaient vraiment changer des choses dans la société. Pour mille et une raisons, ces idéologies ont été déconsidérées, ont cessé de correspondre aux aspirations, à la situation de la société, à l'expérience historique. Il y a eu cet énorme événement qu'est l'effondrement de l'URSS en 1991 et du communisme. Une seule personne, parmi les politiciens - pour ne pas dire les politicards - de gauche, a-t-elle vraiment réfléchi sur ce qui s'est passé ? Pourquoi cela s'est- il passé et qui en a, comme on dit bêtement, tiré des leçons ? Alors qu'une évolution de ce type, d'abord dans sa première phase - l'accession à la monstruosité, le totalitarisme, le Goulag, etc. - et ensuite dans l'effondrement, méritait une réflexion très approfondie et une conclusion sur ce qu'un mouvement qui veut changer la société peut faire, doit faire, ne doit pas faire, ne peut pas faire. Rien !

Et que font beaucoup d'intellectuels ? Ils ont ressorti le libéralisme pur et dur du début du XIXe siècle, qu'on avait combattu pendant cent cinquante ans, et qui aurait conduit la société à la catastrophe. Parce que, finalement, le vieux Marx n'avait pas entièrement tort. Si le capitalisme avait été laissé à lui-même, il se serait effondré cent fois. Il y aurait eu une crise de surproduction tous les ans. Pourquoi ne s'est-il pas effondré ? Parce que les travailleurs ont lutté, ont imposé des augmentations de salaire, ont créé d'énormes marchés de consommation interne. Ils ont imposé des réductions du temps de travail, ce qui a absorbé tout le chômage technologique. On s'étonne maintenant qu'il y ait du chômage. Mais depuis 1940 le temps de travail n'a pas diminué.

Les libéraux nous disent : « Il faut faire confiance au marché. » Mais les économistes académiques eux-mêmes ont réfuté cela dès les années 30. Ces économistes n'étaient pas des révolutionnaires, ni des marxistes ! Ils ont montré que tout ce que racontent les libéraux sur les vertus du marché, qui garantirait la meilleure allocation possible des ressources, la distribution des revenus la plus équitable, ce sont des aberrations ! Tout cela a été démontré. Mais il y a cette grande offensive économico- politique des couches gouvernantes et dominantes qu'on peut symboliser par les noms de M. Reagan et de Mme Thatcher, et même de François Mitterrand ! Il a dit : « Bon, vous avez assez rigolé. Maintenant, on va vous licencier », on va éliminer la « mauvaise graisse », comme avait dit M. Juppé ! « Et puis vous verrez que le marché, à la longue, vous garantit le bien-être. » A la longue. En attendant, il y a 12,5 % de chômage officiel en France !

La crise n'est pas une fatalité

ON a parlé d'une sorte de terrorisme de la pensée unique, c'est-à-dire une non-pensée. Elle est unique en ce sens qu'elle est la première pensée qui soit une non-pensée intégrale. Pensée unique libérale à laquelle nul n'ose s'opposer. Qu'était l'idéologie libérale à sa grande époque ? Vers 1850, c'était une grande idéologie parce qu'on croyait au progrès. Ces libéraux-là pensaient qu'avec le progrès il y aurait élévation du bien-être économique. Même quand on ne s'enrichissait pas, dans les classes exploitées, on allait vers moins de travail, vers des travaux moins pénibles : c'était le grand thème de l'époque. Benjamin Constant le dit : « Les ouvriers ne peuvent pas voter parce qu'ils sont abrutis par l'industrie [il le dit carrément, les gens étaient honnêtes à l'époque !], donc il faut un suffrage censitaire. »

Par la suite, le temps de travail a diminué, il y a eu l'alphabétisation, l'éducation, des espèces de Lumières qui ne sont plus les Lumières subversives du XVIIIe siècle mais des Lumières qui se diffusent tout de même dans la société. La science se développe, l'humanité s'humanise, les sociétés se civilisent et petit à petit on arrivera à une société où il n'y aura pratiquement plus d'exploitation, où cette démocratie représentative tendra à devenir une vraie démocratie.

Mais cela n'a pas marché ! Donc les gens ne croient plus à cette idée. Aujourd'hui ce qui domine, c'est la résignation ; même chez les représentants du libéralisme. Quel est le grand argument, en ce moment ? « C'est peut-être mauvais mais l'autre terme de l'alternative était pire. » Et c'est vrai que cela a glacé pas mal les gens. Ils se disent : « Si on bouge trop, on va vers un nouveau Goulag. » Voilà ce qu'il y a derrière cet épuisement idéologique et on n'en sortira que si vraiment il y a une résurgence d'une critique puissante du système. Et une renaissance de l'activité des gens, d'une participation des gens.

Çà et là, on commence quand même à comprendre que la « crise » n'est pas une fatalité de la modernité à laquelle il faudrait se soumettre, « s'adapter » sous peine d'archaïsme. On sent frémir un regain d'activité civique. Alors se pose le problème du rôle des citoyens et de la compétence de chacun pour exercer les droits et les devoirs démocratiques dans le but - douce et belle utopie - de sortir du conformisme généralisé.

Pour en sortir, faut-il s'inspirer de la démocratie athénienne ? Qui élisait-on à Athènes ? On n'élisait pas les magistrats. Ils étaient désignés par tirage au sort ou par rotation. Pour Aristote, souvenez-vous, un citoyen, c'est celui qui est capable de gouverner et d'être gouverné. Tout le monde est capable de gouverner, donc on tire au sort. La politique n'est pas une affaire de spécialiste. Il n'y a pas de science de la politique. Il y a une opinion, la doxa des Grecs, il n'y a pas d'épistémè  (1).

L'idée selon laquelle il n'y a pas de spécialiste de la politique et que les opinions se valent est la seule justification raisonnable du principe majoritaire. Donc, chez les Grecs, le peuple décide et les magistrats sont tirés au sort ou désignés par rotation. Pour les activités spécialisées - construction des chantiers navals, des temples, conduite de la guerre -, il faut des spécialistes. Ceux-là, on les élit. C'est cela, l'élection. Election veut dire « choix des meilleurs ». Là intervient l'éducation du peuple. On fait une première élection, on se trompe, on constate que, par exemple, Périclès est un déplorable stratège, eh bien on ne le réélit pas ou on le révoque.

Mais il faut que la doxa soit cultivée. Et comment une doxa concernant le gouvernement peut-elle être cultivée ? En gouvernant. Donc la démocratie - c'est important - est une affaire d'éducation des citoyens, ce qui n'existe pas du tout aujourd'hui.

« Se reposer ou être libre »

RÉCEMMENT, un magazine a publié une statistique indiquant que 60 % des députés, en France, avouent ne rien comprendre à l'économie. Des députés qui décident tout le temps ! En vérité, ces députés, comme les ministres, sont asservis à leurs techniciens. Ils ont leurs experts, mais ils ont aussi des préjugés ou des préférences. Si vous suivez de près le fonctionnement d'un gouvernement, d'une grande bureaucratie, vous voyez que ceux qui dirigent se fient aux experts, mais choisissent parmi eux ceux qui partagent leurs opinions. C'est un jeu complètement stupide et c'est ainsi que nous sommes gouvernés.

Les institutions actuelles repoussent, éloignent, dissuadent les gens de participer aux affaires. Alors que la meilleure éducation en politique, c'est la participation active, ce qui implique une transformation des institutions qui permette et incite à cette participation.

L'éducation devrait être beaucoup plus axée vers la chose commune. Il faudrait comprendre les mécanismes de l'économie, de la société, de la politique, etc. Les enfants s'ennuient en apprenant l'histoire alors que c'est passionnant. Il faudrait enseigner une véritable anatomie de la société contemporaine, comment elle est, comment elle fonctionne. Apprendre à se défendre des croyances, des idéologies.

Aristote a dit : « L'homme est un animal qui désire le savoir. » C'est faux. L'homme est un animal qui désire la croyance, qui désire la certitude d'une croyance, d'où l'emprise des religions, des idéologies politiques. Dans le mouvement ouvrier, au départ, il y avait une attitude très critique. Prenez le deuxième couplet de L'Internationale, le chant de la Commune : « Il n'est pas de Sauveur suprême, ni Dieu - exit la religion - ni César, ni tribun » - exit Lénine !

Aujourd'hui, même si une frange cherche toujours la foi, les gens sont devenus beaucoup plus critiques. C'est très important. La scientologie, les sectes, ou le fondamentalisme, c'est dans d'autres pays, pas chez nous, pas tellement. Les gens sont devenus beaucoup plus sceptiques. Ce qui les inhibe aussi pour agir.

Périclès dans le discours aux Athéniens dit : « Nous sommes les seuls chez qui la réflexion n'inhibe pas l'action. » C'est admirable ! Il ajoute : « Les autres, ou bien ils ne réfléchissent pas et ils sont téméraires, ils commettent des absurdités, ou bien, en réfléchissant, ils arrivent à ne rien faire parce qu'ils se disent, il y a le discours et il y a le discours contraire. » Actuellement, on traverse une phase d'inhibition, c'est sûr. Chat échaudé craint l'eau froide. Il ne faut pas de grands discours, il faut des discours vrais.

De toute façon il y a un irréductible désir. Si vous prenez les sociétés archaïques ou les sociétés traditionnelles, il n'y a pas un irréductible désir, un désir tel qu'il est transformé par la socialisation. Ces sociétés sont des sociétés de répétition. On dit par exemple : « Tu prendras une femme dans tel clan ou dans telle famille. Tu auras une femme dans ta vie. Si tu en as deux, ou deux hommes, ce sera en cachette, ce sera une transgression. Tu auras un statut social, ce sera ça et pas autre chose. »

Or, aujourd'hui, il y a une libération dans tous les sens du terme par rapport aux contraintes de la socialisation des individus. On est entré dans une époque d'illimitation dans tous les domaines, et c'est en cela que nous avons le désir d'infini. Cette libération est en un sens une grande conquête. Il n'est pas question de revenir aux sociétés de répétition. Mais il faut aussi - et c'est un très grand thème - apprendre à s'autolimiter, individuellement et collectivement. La société capitaliste est une société qui court à l'abîme, à tous points de vue, car elle ne sait pas s'autolimiter. Et une société vraiment libre, une société autonome, doit savoir s'autolimiter, savoir qu'il y a des choses qu'on ne peut pas faire ou qu'il ne faut même pas essayer de faire ou qu'il ne faut pas désirer.

Nous vivons sur cette planète que nous sommes en train de détruire, et quand je prononce cette phrase je songe aux merveilles, je pense à la mer Egée, je pense aux montagnes enneigées, je pense à la vue du Pacifique depuis un coin d'Australie, je pense à Bali, aux Indes, à la campagne française qu'on est en train de désertifier. Autant de merveilles en voie de démolition. Je pense que nous devrions être les jardiniers de cette planète. Il faudrait la cultiver. La cultiver comme elle est et pour elle-même. Et trouver notre vie, notre place relativement à cela. Voilà une énorme tâche. Et cela pourrait absorber une grande partie des loisirs des gens, libérés d'un travail stupide, productif, répétitif, etc. Or cela est très loin non seulement du système actuel mais de l'imagination dominante actuelle. L'imaginaire de notre époque, c'est celui de l'expansion illimitée, c'est l'accumulation de la camelote - une télé dans chaque chambre, un micro-ordinateur dans chaque chambre -, c'est cela qu'il faut détruire. Le système s'appuie sur cet imaginaire- là.

La liberté, c'est très difficile. Parce qu'il est très facile de se laisser aller. L'homme est un animal paresseux. Il y a une phrase merveilleuse de Thucydide : « Il faut choisir : se reposer ou être libre. » Et Périclès dit aux Athéniens : « Si vous voulez être libres, il faut travailler. » Vous ne pouvez pas vous reposer. Vous ne pouvez pas vous asseoir devant la télé. Vous n'êtes pas libres quand vous êtes devant la télé. Vous croyez être libres en zappant comme un imbécile, vous n'êtes pas libres, c'est une fausse liberté. La liberté, c'est l'activité. Et la liberté, c'est une activité qui en même temps s'autolimite, c'est- à-dire sait qu'elle peut tout faire mais qu'elle ne doit pas tout faire. C'est cela le grand problème de la démocratie et de l'individualisme.

( Propos recueillis par Daniel Mermet.Le texte intégral de cet entretien est disponible à : France-Inter, émission « Là-bas si j'y suis », pièce 5463, 116, avenue du Président-Kennedy, 75220 Paris Cedex 16. Sous le titre Post-scriptum sur l'insignifiance, il a été publié fin 1998 aux Editions de l'Aube, 84240 La Tour-d'Aigues.)

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30 juillet 2006 7 30 /07 /juillet /2006 11:59

La philosophie n'est pas philosophie si elle n'exprime pas une pensée autonome. Que signifie « autonome » ? Cela veut dire autosnomos, « qui se donne à soi -même sa loi ». En philosophie, c'est clair : se donner à soi -même sa loi, cela veut dire qu'on pose des questions et qu'on n'accepte aucune autorité. Pas même l'autorité de sa propre pensée antérieure.

C'est là d'ailleurs que le bât blesse un peu, parce que les philosophes, presque toujours, construisent des systèmes fermés comme des oeufs (voir Spinoza, voir surtout Hegel, et même quelque peu Aristote), ou restent attachés à certaines formes qu'ils ont créées et n'arrivent pas à les remettre en question. Il y a peu d'exemples du contraire. Platon en est un. Freud en est un autre dans le domaine de la psychanalyse, bien qu'il n'ait pas été philosophe.

L'autonomie, dans le domaine de la pensée, c'est l'interrogation illimitée ; qui ne s'arrête devant rien et qui se remet elle -même constamment en cause. Cette interrogation n'est pas une interrogation vide ; une interrogation vide ne signifie rien. Pour avoir une interrogation qui fait sens, il faut déjà qu'on ait posé comme provisoirement incontestables un certain nombre de termes. Autrement il reste un simple point d'interrogation, et pas une interrogation philosophique. L'interrogation philosophique est articulée, quitte à revenir sur les termes à partir desquels elle a été articulée.

Qu'est-ce que l'autonomie en politique ? Presque toutes les sociétés humaines sont instituées dans l'hétéronomie, c'est-à-dire dans l'absence d'autonomie. Cela veut dire que, bien qu'elles créent toutes, elles -mêmes, leurs institutions, elles incorporent dans ces institutions l'idée incontestable pour les membres de la société que cette institution n'est pas oeuvre humaine, qu'elle n'a pas été créée par les humains, en tout cas pas par les humains qui sont là en ce moment. Elle a été créée par les esprits, par les ancêtres, par les héros, par les Dieux ; mais elle n'est pas oeuvre humaine.

Avantage considérable de cette clause tacite et même pas tacite : dans la religion hébraïque, le don de la Loi par Dieu à Moïse est écrit, explicité. Il y a des pages et des pages dans l'Ancien Testament qui décrivent par le détail la réglementation que Dieu a fournie à Moïse. Cela ne concerne pas seulement les Dix Commandements mais tous les détails de la Loi. Et toutes ces dispositions, il ne peut être question de les contester : les contester signifierait contester soit l'existence de Dieu, soit sa véracité, soit sa bonté, soit sa justice. Or ce sont là des attributs consubstantiels de Dieu. Il en va de même pour d'autres sociétés hétéronomes. L'exemple hébraïque est ici cité à cause de sa pureté classique.

Or, quelle est la grande rupture qu'introduisent, sous une première forme, la démocratie grecque, puis, sous une autre forme, plus ample, plus généralisée, les révolutions des temps modernes et les mouvements démocratiques révolutionnaires qui ont suivi ? C'est précisément la conscience explicite que nous créons nos lois, et donc que nous pouvons aussi les changer.

Les lois grecques anciennes commencent toutes par la clause édoxè tè boulè kai to démo, « il a semblé bon au conseil et au peuple ». « Il a semblé bon », et non pas « il est bon ». C'est ce qui a semblé bon à ce moment -là. Et dans les temps modernes, on a, dans les Constitutions, l'idée de la souveraineté des peuples. Par exemple , la Déclaration des droits de l'homme française dit en préambule : «  La souveraineté appartient au peuple qui l'exerce, soit directement, soit par le moyen de ses représentants. » Le « soit directement » a disparu par la suite, et nous sommes restés avec les seuls « représentants ».

Quatre millions de dollars pour être élu

IL y a donc une autonomie politique ; et cette autonomie politique suppose de savoir que les hommes créent leurs propres institutions. Cela exige que l'on essaye de poser ces institutions en connaissance de cause, dans la lucidité, après délibération collective. C'est ce que j'appelle l'autonomie collective, qui a comme pendant absolument inéliminable l'autonomie individuelle.

Une société autonome ne peut être formée que par des individus autonomes. Et des individus autonomes ne peuvent vraiment exister que dans une société autonome.

Pourquoi cela ? Il est assez facile de le comprendre. Un individu autonome, c'est un individu qui n'agit, autant que c'est possible, qu'après réflexion et délibération. S'il n'agit pas comme cela, il ne peut pas être un individu démocratique, appartenant à une société démocratique.

En quel sens un individu autonome, dans une société comme je la décris, est-il libre ? En quel sens sommes-nous libres aujourd'hui ? Nous avons un certain nombre de libertés, qui ont été établies comme des produits ou des sous -produits des luttes révolutionnaires du passé. Ces libertés ne sont pas seulement formelles, comme le disait à tort Karl Marx ; que nous puissions nous réunir, dire ce que nous voulons, ce n'est pas formel. Mais c'est partiel, c'est défensif, c'est, pour ainsi dire, passif.

Comment puis-je être libre si je vis dans une société qui est gouvernée par une loi qui s'impose à tous ? Cela apparaît comme une contradiction insoluble et cela en a conduit beaucoup, comme Max Stirner par exemple, à dire que cela ne pouvait pas exister ; et d'autres à sa suite, comme les anarchistes, prétendront que la société libre signifie l'abolition complète de tout pouvoir, de toute loi, avec le sous -entendu qu'il y a une bonne nature humaine qui surgira à ce moment-là et qui pourra se passer de toute règle extérieure. Cela est, à mon avis, une utopie incohérente.

Je peux dire que je suis libre dans une société où il y a des lois, si j'ai eu la possibilité effective (et non simplement sur le papier) de participer à la discussion, à la délibération et à la formation de ces lois. Cela veut dire que le pouvoir législatif doit appartenir effectivement à la collectivité, au peuple.

Enfin, cet individu autonome est aussi l'objectif essentiel d'une psychanalyse bien comprise. Là, nous avons une problématique relativement différente, parce qu'un être humain est, en apparence, un être conscient ; mais, aux yeux d'un psychanalyste, il est surtout son inconscient. Et cet inconscient, généralement, il ne le connaît pas. Non pas parce qu'il est paresseux, mais parce qu'il y a une barrière qui l'empêche de le connaître. C'est la barrière du refoulement.

Nous naissons, par exemple, comme monades psychiques, qui se vivent dans la toute-puissance, qui ne connaissent pas de limites, ou ne reconnaissent pas de limites à la satisfaction de leurs désirs, devant lesquels tout obstacle doit disparaître. Et nous terminons par être des individus qui acceptent tant bien que mal l'existence des autres, très souvent formulant des voeux de mort à leur égard (qui ne se réalisent pas la plupart du temps), et acceptent que le désir des autres ait le même droit à être satisfait que le leur. Cela se produit en fonction d'un refoulement fondamental qui renvoie dans l'inconscient toutes ces tendances profondes de la psyché et y maintient une bonne partie des créations de l'imagination radicale.

Une psychanalyse implique que l'individu, moyennant les mécanismes psychanalytiques, est amené à pénétrer cette barrière de l'inconscient, à explorer autant que possible cet inconscient, à filtrer ses pulsions inconscientes et à ne pas agir sans réflexion et délibération. C'est cet individu autonome qui est la fin (au sens de la finalité, de la terminaison) du processus psychanalytique.

Or, si nous faisons la liaison avec le politique, il est évident que nous avons besoin d'un tel individu, mais il est évident aussi que nous ne pouvons pas soumettre la totalité des individus de la société à une psychanalyse. D'où le rôle énorme de l'éducation et la nécessité d'une réforme radicale de l'éducation, pour en faire une véritable païdaïa comme disaient les Grecs, une païdaïa de l'autonomie, une éducation pour l'autonomie et vers l'autonomie, qui amène ceux qui sont éduqués - et pas seulement les enfants - à s'interroger constamment pour savoir s'ils agissent en connaissance de cause plutôt qu'emportés par une passion ou par un préjugé.

Pas seulement les enfants, parce que l'éducation d'un individu, au sens démocratique, est une entreprise qui commence avec la naissance de cet individu et qui ne s'achève qu'avec sa mort. Tout ce qui se passe pendant la vie de l'individu continue à le former et à le déformer. L'éducation essentielle que la société contemporaine fournit à ses membres, dans les écoles, les collèges, les lycées et les universités, est une éducation instrumentale, organisée essentiellement pour apprendre une occupation professionnelle. Et à côté de celle-ci, il y a l'autre éducation, à savoir les âneries que diffuse la télévision.

Sur la question de la représentation politique, Jean-Jacques Rousseau disait que les Anglais, au XVIIIe siècle, croient qu'ils sont libres parce qu'ils élisent leurs représentants tous les cinq ans. Effectivement, ils sont libres, mais un jour sur cinq ans. En disant cela, Rousseau sous- estimait indûment son cas. Parce qu'il est évident que même ce jour sur cinq ans on n'est pas libre. Pourquoi ? Parce qu'on a à voter pour des candidats présentés par des partis. On ne peut pas voter pour n'importe qui. Et on a à voter à partir de toute une situation réelle fabriquée par le Parlement précédent et qui pose les problèmes dans les termes dans lesquels ces problèmes peuvent être discutés et qui, par là même, impose des solutions, du moins des alternatives de solution, qui ne correspondent presque jamais aux vrais problèmes.

Généralement, la représentation signifie l'aliénation de la souveraineté des représentés vers les représentants. Le Parlement n'est pas contrôlé. Il est contrôlé au bout de cinq ans avec une élection, mais la grande majorité du personnel politique est pratiquement inamovible. En France un peu moins. Ailleurs beaucoup plus. Aux Etats-Unis, par exemple, les sénateurs sont en fait des sénateurs à vie. Et cela viendra aussi en France. Pour être élu aux Etats-Unis il faut à peu près 4 millions de dollars. Qui vous donne ces 4 millions ? Ce ne sont pas les chômeurs. Ce sont les entreprises. Et pourquoi les donnent-elles ? Pour qu'ensuite le sénateur soit d'accord avec le lobby qu'elles forment à Washington, pour voter les lois qui les avantagent et ne pas voter les lois qui les désavantagent. Il y a là la voie fatale des sociétés modernes.

On le voit se faire en France, malgré toutes les prétendues dispositions prises pour contrôler la corruption. La corruption des responsables politiques, dans les sociétés contemporaines, est devenue un trait systémique, un trait structurel. Ce n'est pas anecdotique. C'est incorporé dans le fonctionnement du système, qui ne peut pas tourner autrement.

Quel est l'avenir de ce projet de l'autonomie ? Cet avenir dépend de l'activité de l'énorme majorité des êtres humains. On ne peut plus parler en termes d'une classe privilégiée, qui serait par exemple le prolétariat industriel, devenu, depuis longtemps, très minoritaire dans la population. On peut dire, en revanche, et c'est ce que je dis, que toute la population, sauf 3 % de privilégiés au sommet, aurait un intérêt personnel à la transformation radicale de la société dans laquelle elle vit.

Mais ce que nous observons depuis une cinquantaine d'années, c'est le triomphe de la signification imaginaire capitaliste, c'est-à-dire d'une expansion illimitée d'une prétendue maîtrise prétendument rationnelle ; et l'atrophie, l'évanescence de l'autre grande signification imaginaire des temps modernes, c'est-à-dire de l'autonomie.

Est-ce que cette situation sera durable ? Est-ce qu'elle sera passagère ? Nul ne peut le dire. Il n'y a pas de prophétie dans ce genre d'affaire. La société actuelle n'est certainement pas une société morte. On ne vit pas dans Byzance ou dans la Rome du Ve siècle (après J.-C.). Il y a toujours quelques mouvements. Il y a des idées qui sortent, qui circulent, des réactions. Elles restent très minoritaires et très fragmentées par rapport à l'énormité des tâches qui sont devant nous. Mais je tiens pour certain que le dilemme que, en reprenant des termes de Léon Trotski, de Rosa Luxemburg et de Karl Marx, nous formulions dans le temps de Socialisme ou Barbarie, continue d'être valide, à condition évidemment de ne pas confondre le socialisme avec les monstruosités totalitaires qui ont transformé la Russie en un champ de ruines, ni avec l' « organisation » absurde de l'économie, ni avec l'exploitation effrénée de la population, ni avec l'asservissement total de la vie intellectuelle et culturelle qui y avaient eté réalisés.

Voter pour le moindre mal

POURQUOI la situation contemporaine est-elle tellement incertaine ? Parce que, de plus en plus, on voit se développer, dans le monde occidental, un type d'individu qui n'est plus le type d'individu d'une société démocratique ou d'une société où on peut lutter pour plus de liberté, mais un type d'individu qui est privatisé, qui est enfermé dans son petit milieu personnel et qui est devenu cynique par rapport à la politique.

Quand les gens votent, ils votent cyniquement. Ils ne croient pas au programme qu'on leur présente, mais ils considèrent que X ou Y est un moindre mal par rapport à ce qu'était Z dans la période précédente. Un tas de gens voteront Lionel Jospin sans doute aux prochaines élections, non pas parce qu'ils l'adorent ou qu'ils sont éblouis par ses idées, ce serait étonnant, mais simplement parce qu'ils sont dégoûtés par la situation actuelle. La même chose d'ailleurs s'est passée en 1995, lorsque les gens ont été écoeurés par quatorze ans de prétendu socialisme dont le principal exploit a été d'introduire le libéralisme le plus effréné en France et de commencer à démanteler ce qu'il y avait eu comme conquêtes sociales dans la période précédente.

Du point de vue de l'organisation politique, une société s'articule toujours, explicitement ou implicitement, en trois parties. 1) Ce que les Grecs auraient appelé oïkos, c'est-à-dire la « maison », la famille, la vie privée. 2) L' agora, l'endroit public-privé où les individus se rencontrent, où ils discutent, où ils échangent, où ils forment des associations ou des entreprises, où l'on donne des représentations de théâtre, privées ou subventionnées, peu importe. C'est ce qu'on appelle, depuis le XVIIIe siècle, d'un terme qui prête à confusion, la société civile, confusion qui s'est encore accrue ces derniers temps. 3) L' ecclesia, le lieu public-public, le pouvoir, le lieu où s'exerce, où existe, où est déposé le pouvoir politique.

La relation entre ces trois sphères ne doit pas être établie de façon fixe et rigide, elle doit être souple, articulée. D'un autre côté, ces trois sphères ne peuvent pas être radicalement séparées.

Le libéralisme actuel prétend qu'on peut séparer entièrement le domaine public du domaine privé. Or c'est impossible, et prétendre qu'on le réalise est un mensonge démagogique. Il n'y a pas de budget qui n'intervienne pas dans la vie privée publique, et même dans la vie privée. Et ce n'est là qu'un exemple parmi tant d'autres. De même, il n'y a pas de pouvoir qui ne soit pas obligé d'établir un minimum de lois restrictives ; posant par exemple que le meurtre est interdit ou, dans le monde moderne, qu'il faut subventionner la santé ou l'éducation. Il doit y avoir dans ce domaine une espèce de jeu entre le pouvoir public et l'agora, c'est-à-dire la communauté.

Ce n'est que dans un régime vraiment démocratique qu'on peut essayer d'établir une articulation correcte entre ces trois sphères, préservant au maximum la liberté privée, préservant aussi au maximum la liberté de l'agora, c'est-à-dire des activités publiques communes des individus, et qui fasse participer tout le monde au pouvoir public. Alors que ce pouvoir public appartient à une oligarchie et que son activité est clandestine en fait, puisque que les décisions essentielles sont toujours prises dans la coulisse.

(Ces propos ont été recueillis par Robert Redeker, au cours d'une rencontre organisée à Toulouse conjointement par la librairie Ombres Blanches, le Théâtre Daniel-Sorano et le GREP Midi-Pyrénées, le 22 mars 1997. Une version plus complète a été publiée dans Parcours, les cahiers du GREP Midi-Pyrénées, nos 15-16, septembre 1997, 5, rue des Gestes, BP 119, 31013 Toulouse Cedex 6, 80 F.)

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30 juillet 2006 7 30 /07 /juillet /2006 11:48

Propos recueillis par Olivier Morel.


J'aimerais d'abord évoquer votre trajectoire intellectuelle, à la fois atypique et symbolique. Quel est aujourd'hui votre jugement à l'égard de cette aventure commencée en 1946,Socialisme ou Barbarie?

J'ai déjà écrit tout cela par deux fois au moins (dans l'Introduction générale de la Société bureaucratique, Vol. I, 10/18, 1973, et dans Fait et à refaire, épilogue àAutonomie et autotransformation de la société, La philosophie militante de Cornelius Castoriadis, Droz, 1989), aussi je serai très bref. J'ai commencé à m'occuper de politique très jeune. J'avais découvert en même temps la philosophie et le marxisme quand j'avais douze ans, et j'ai adhéré à l'organisation illégale des Jeunesses communistes sous la dictature de Metaxas à la dernière classe du lycée, à quinze ans. Au bout de quelques mois, mes camarades de cellule (j'aimerais marquer ici leurs noms: Koskinas, Dodopoulos et Stratis) ont été arrêtés, mais, bien que sauvagement torturés, ne m'ont pas donné. J'ai ainsi perdu le contact, que je n'ai retrouvé que pendant le début de l'occupation allemande. J'ai rapidement découvert que le Parti communiste n'avait rien de révolutionnaire, mais était une organisation chauvine et totalement bureaucratique (on dirait aujourd'hui une microsociété totalitaire). Après une tentative de "réforme" avec d'autres camarades, qui évidemment a rapidement échoué, j'ai rompu et j'ai adhéré au groupe trotskiste le plus à gauche, dirigé par une figure inoubliable de révolutionnaire, Spiros Stinas. Mais là aussi, en fonction aussi de lectures de quelques livres miraculeusement préservés des autodafés de la dictature (Souvarine, Ciliga, Serge, Barmine - et évidemment Trotsky lui-même, qui visiblement articulait a,b,c mais ne voulait pas prononcer d,e,f), j'ai vite commencé à penser que la conception trotskiste était incapable de rendre compte aussi bien de la nature de l'"URSS" que de celle des partis communistes. La critique du trotskisme et ma propre conception ont pris définitivement forme pendant la première tentative de coup d'Etat stalinien à Athènes, en décembre 1944. Il devenait en effet visible que le PC n'était pas un "parti réformiste" allié de la bourgeoisie, comme le voulait la conception trotskiste, mais qu'il visait à s'emparer du pouvoir pour instaurer un régime de même type que celui existant en Russie - prévision confirmée avec éclat par les événements qui ont suivi, à partir de 1945, dans les pays d'Europe orientale et centrale. Cela m'a aussi amené à rejeter l'idée de Trotsky que la Russie était un "Etat ouvrier dégénéré" et à développer la conception, que je considère toujours juste, selon laquelle la révolution russe avait conduit à l'instauration d'un nouveau type de régime d'exploitation et d'oppression, où une nouvelle classe dominante, la bureaucratie, s'était formée autour du Parti communiste. J'ai appelé ce régime capitalisme bureaucratique total et totalitaire. Venu en France fin 1945, j'ai exposé ces idées dans le parti trotskiste français, ce qui a attiré vers moi un certain nombre de camarades avec lesquels nous avons formé une tendance critiquant la politique trotskiste officielle. A l'automne 1948, lorsque les trotskistes ont adressé à Tito, alors en rupture de ban avec Moscou, la proposition à la fois monstrueuse et dérisoire, de former avec lui un front unique, nous avons décidé de rompre avec le parti trotskiste et nous avons fondé le groupe et la revueSocialisme ou Barbarie, dont le premier numéro est sorti en mars 1949. La revue a publié 40 numéros jusqu'à l'été 1965 et le groupe lui-même s'est dissous en 1966-67. Le travail pendant cette période a d'abord consisté en l'approfondissement de la critique du stalinisme, du trotskisme, du léninisme et finalement du marxisme et de Marx lui-même. On trouve cette critique de Marx déjà dans mon texte publié en 1953-54 (Sur la dynamique du capitalisme), critiquant l'économie de Marx, dans les articles de 1955-58 (Sur le contenu du socialisme), critiquant sa conception de la société socialiste et du travail, dans leMouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne (1960), et finalement dans les textes écrits depuis 1959 mais publiés dansS. ou B. en 1964-65 sous le titre Marxisme et théorie révolutionnaire et repris comme première partie de L'Institution imaginaire de la société (1975). Depuis la fin de Socialisme ou Barbarie, je ne me suis plus occupé directement et activement de politique, sauf un bref moment pendant Mai 68. J'essaie de rester présent comme une voix critique, mais je suis convaincu que la faillite des conceptions héritées (que ce soit le marxisme, le libéralisme ou les vues générales sur la société, l'histoire, etc.) rend nécessaire une reconsidération de tout l'horizon de pensée dans lequel s'est situé depuis des siècles le mouvement politique d'émancipation. Et c'est à ce travail que je me suis attelé depuis lors.


Est-ce que la dimension politique et militante a toujours été pour vous primordiale? Est-ce que la posture philosophique serait le point silencieux qui prédétermine la position politique? S'agit-il de deux activités incompatibles?

Certes non. Mais d'abord une précision: j'ai déjà dit que pour moi, dès le départ, et depuis très longtemps, je considère qu'il n'y a pas de passage direct de la philosophie à la politique… Par exemple, dans le marxisme ou le prétendu marxisme, il y a une fausse déduction d'une mauvaise politique à partir d'une philosophie absurde. La parenté entre philosophie et politique consiste en ce que toutes les deux visent notre liberté, notre autonomie - en tant que citoyens, et en tant qu'êtres pensants - et que dans les deux cas il y a au départ une volonté - réfléchie, lucide, mais volonté quand même - visant cette liberté. Contrairement aux absurdités qui ont à nouveau cours en Allemagne, il n'y a pas de fondation rationnelle de la raison, ni de fondation rationnelle de la liberté. Dans les deux cas il y a certes une justification raisonnable - mais elle vient en aval, elle s'appuie sur ce que seule l'autonomie rend possible pour les humains. La pertinence politique de la philosophie est que la critique et l'élucidation philosophiques permettent de détruire précisément les faux présupposés philosophiques (ou théologiques), qui ont si souvent servi à justifier les régimes hétéronomes.


Donc le travail de l'intellectuel est un travail critique dans la mesure où il casse les évidences, où il est là pour dénoncer ce qui paraît aller de soi. C'est sans doute ce à quoi vous pensiez quand vous écriviez: "Il suffisait de lire six lignes de Staline pour comprendre que la révolution ne pouvait pas être ça."

Oui, mais ici encore une précision est nécessaire: le travail de l'intellectuel devrait être un travail critique, et il en a été ainsi souvent dans l'histoire. Par exemple, au moment de la naissance de la philosophie en Grèce, les philosophes mettent en question les représentations collectives établies, les idées sur le monde, les dieux, le bon ordre de la cité. Mais assez rapidement il y a une dégénérescence: les intellectuels abandonnent, trahissent leur rôle critique et deviennent les rationnalisateurs de ce qui est, des justificateurs de l'ordre établi. L'exemple le plus extrême, mais aussi sans doute le plus parlant, ne serait-ce que parce qu'il incarne un destin et un aboutissement presque nécessaire de la philosophie héritée, est Hegel, avec ses fameuses proclamations: "Tout ce qui est rationnel est réel, et tout ce qui est réel est rationnel." Dans la période récente, on en a deux cas flagrants avec en Allemagne Heidegger et son adhésion profonde, au-delà des péripéties et des anecdotes, à l'"esprit" du nazisme, et en France Sartre, qui depuis 1952 au moins a justifié les régimes staliniens et, lorsqu'il a rompu avec le communisme ordinaire, est passé au soutien de Castro, de Mao, etc. Cette situation n'a pas tellement changé, sinon dans son expression. Après l'effondrement des régimes totalitaires et la pulvérisation du marxisme-léninisme, les intellectuels occidentaux dans leur majorité passent leur temps à glorifier les régimes occidentaux comme des régimes "démocratiques", peut-être pas idéaux ( je ne sais pas ce que cette expression veut dire), mais les meilleurs régimes humainement réalisables, et à affirmer que toute critique de cette pseudo-démocratie conduit droit au Goulag. On a ainsi une répétition interminable de la critique du totalitarisme, qui vient soixante-dix, soixante, cinquante, quarante, trente, vingt ans trop tard (plusieurs "antitotalitaires" d'aujourd'hui soutenaient le maoïsme au début des années 70), critique qui permet de passer sous silence les problèmes brûlants d'aujourd'hui: la décomposition des sociétés occidentales, l'apathie, le cynisme et la corruption politiques, la destruction de l'environnement, la situation des pays misérables, etc. Ou bien, autre cas de la même figure, on se retire dans sa tour de polystyrène et l'on y soigne ses précieuses productions personnelles.


En somme il y aurait deux figures symétriques: l'intellectuel responsable, prenant des responsabilités culminant dans l'irresponsabilité meurtrière, comme dans les cas de Heidegger et de Sartre que vous dénoncez, et l'intellectuel hors pouvoir, culminant dans la déresponsabilisation face aux crimes. Peut-on formuler ainsi les choses, et où situez-vous alors le rôle correct de l'intellectuel et de la critique?

Il faut se débarrasser à la fois de la surestimation et de la sous-estimation du rôle de l'intellectuel. Il y a eu des penseurs et des écrivains qui ont exercé une influence immense dans l'histoire - pas toujours pour le mieux d'ailleurs. Platon en est sans doute l'exemple le plus frappant puisqu'aujourd'hui encore tout le monde, même s'il ne le sait pas, réfléchit en termes platoniciens. Mais dans tous les cas, à partir du moment où quelqu'un se mêle de s'exprimer sur la société, l'histoire, le monde, l'être, il entre dans le champ de forces social-historique et il y joue un rôle qui peut aller de l'infime au considérable. Dire que ce rôle est un rôle de "pouvoir" serait à mon avis un abus de langage: l'écrivain, le penseur, avec les moyens particuliers que lui donnent sa culture, ses capacités, exerce une influence dans la société, mais cela fait partie de son rôle de citoyen: il dit ce qu'il pense et prend la parole sous sa responsabilité. De cette responsabilité, personne ne peut se dégager, même celui qui ne parle pas et qui de ce fait laisse parler les autres et l'espace social-historique occupé peut-être par des idées monstrueuses. On ne peut pas à la fois mettre en accusation le "pouvoir intellectuel" et dénoncer dans le silence des intellectuels allemands après 1933 une complicité avec le nazisme.


On a l'impression qu'il est de plus en plus difficile de trouver des points d'appui pour critiquer et pour exprimer ce qui fonctionne mal. Pourquoi la critique ne fonctionne-t-elle plus aujourd'hui?

La crise de la critique n'est qu'une des manifestations de la crise générale et profonde de la société. Il y a ce pseudo-consensus généralisé, la critique et le métier d'intellectuel sont pris dans le système beaucoup plus qu'autrefois et d'une manière plus intense, tout est médiatisé, les réseaux de complicité sont presque tout-puissants. Les voix discordantes ou dissidentes ne sont pas étouffées par la censure ou par des éditeurs qui n'osent plus les publier, elles sont étouffées par la commercialisation générale. La subversion est prise dans le tout-venant de ce qui se fait, de ce qui se propage. Pour faire la publicité d'un livre, on dit aussitôt: "Voici un livre qui révolutionne son domaine" - mais on dit aussi que les pâtes Panzani ont révolutionné la cuisine. Le mot "révolutionnaire" - comme les mots création ou imagination - est devenu un slogan publicitaire, c'est ce qu'on appelait il y a quelques années la récupération. La marginalité devient quelque chose de revendiqué et de central, la subversion est une curiosité intéressante qui complète l'harmonie du système. Il y a une capacité terrible de la société contemporaine à étouffer toute véritable divergence, soit en la taisant, soit en en faisant un phénomène parmi d'autres, commercialisé comme les autres. Nous pouvons détailler encore plus. Il y a la trahison par les critiques eux-mêmes de leur rôle de critiques, il y a la trahison de la part des auteurs de leur responsabilité et de leur rigueur, il y a la vaste complicité du public, qui est loin d'être innocent dans cette affaire, puisqu'il accepte le jeu et s'adapte à ce qu'on lui donne. L'ensemble est instrumentalisé, utilisé par un système lui-même anonyme. Tout cela n'est pas le fait d'un dictateur, d'une poignée de grands capitalistes ou d'un groupe de faiseurs d'opinion; c'est un immense courant social-historique qui va dans cette direction et fait que tout devient insignifiant. La télévision en offre évidement le meilleur exemple: du fait même qu'une chose est placée au centre de l'actualité pour 24 heures, elle devient insignifiante et cesse d'exister après ces 24 heures parce qu'on a trouvé ou qu'il faut trouver autre chose qui en prendra la place. Culte de l'éphémère qui exige en même temps une contraction extrême: ce qu'on appelle à la télévision américaine le attention span, la durée utile d'attention d'un spectateur, qui était de 10 minutes il y a encore quelques années, pour tomber graduellement à 5 minutes, à 1 minute, et maintenant à 10 secondes. Le spot télévisuel de 10 secondes est considéré comme le média le plus efficace, c'est celui qui est utilisé pendant les campagnes présidentielles et il est tout à fait compréhensible que ces spots ne contiennent rien de substantiel, mais soient consacrés à des insinuations diffamatoires. Apparemment, c'est la seule chose que le spectateur soit capable d'assimiler. Cela est à la fois vrai et faux. L'humanité n'a pas dégénéré biologiquement, les gens sont encore capables de faire attention à un discours argumenté et relativement long mais il est vrai aussi que le système et les médias "éduquent" - à savoir déforment systématiquement - les gens, de sorte qu'ils ne puissent pas finalement s'intéresser à quelque chose qui dépasse quelques secondes ou à la rigueur quelques minutes. Il y a là une conspiration, non pas au sens policier, mais au sens étymologique: tout cela "respire ensemble", souffle dans la même direction, d'une société dans laquelle toute critique perd son efficacité.


Mais comment se fait-il que la critique ait été si féconde et si virulente pendant la période qui culmine avec 1968 - période sans chômage, sans crise, sans sida, sans racisme type Le Pen - et qu'aujourd'hui avec la crise, le chômage, tous les autres problèmes, la société soit apathique?

Il faut revoir les dates et les périodes. Pour l'essentiel, la situation d'aujourd'hui était déjà là à la fin des années 1950. Dans un texte écrit en 1959-60 (Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne, publié à l'époque dans S. ou B.et repris dans le volume de 10/18, Capitalisme moderne et révolution), je décrivais déjà l'entrée de la société dans une phase d'apathie, de privatisation des individus, de repli de chacun sur son petit cercle personnel, de dépolitisation qui n'était plus conjoncturelle. Il est vrai que pendant la décennie 1960 les mouvements en France, aux Etats-Unis, en Allemagne, en Italie et ailleurs, ceux des jeunes, des femmes, des minorités, ont semblé apporter un démenti à ce diagnostic. Mais dès le milieu des années 1970 on a pu voir qu'il y avait dans tout cela comme une dernière grande flambée des mouvements commencés avec les Lumières. La preuve en est que tous ces mouvements n'ont finalement mobilisé que des minorités de la population. Il y a des facteurs conjoncturels qui ont joué un rôle dans cette évolution - par exemple les chocs pétroliers. En eux-mêmes, ceux-ci n'ont guère d'importance, mais ils ont facilité une contre-offensive, un chantage à la crise des couches dirigeantes. Mais cette contre-offensive n'aurait pas pu avoir les effets qu'elle a eus si elle ne rencontrait pas devant elle une population de plus en plus atone. A la fin des années 1970, on a observé aux Etats-Unis, pour la première fois depuis peut-être un siècle, des accords entre firmes et syndicats où ces derniers acceptaient des réductions de salaires. On observe des niveaux de chômage qui auraient été impensables depuis 1945 et dont moi-même j'avais écrit qu'ils étaient devenus impossibles, car ils auraient fait exploser le système. On voit aujourd'hui que je me trompais. Mais, en arrière de ces éléments conjoncturels, il y a des facteurs beaucoup plus lourds. L'effondrement graduel puis accéléré des idéologies de gauche, le triomphe de la société de consommation, la crise des significations imaginaires de la société moderne (significations de progrès et/ou de révolution), tout cela, sur quoi on reviendra, manifeste une crise du sens et c'est cette crise du sens qui permet aux éléments conjoncturels de jouer le rôle qu'ils jouent.


Mais cette crise du sens et de la signification a déjà été analysée. Il semble que nous sommes passés, en quelques années ou décennies, de la crise comme Krisis au sens par exemple de Husserl à un discours sur la crise comme perte et/ou absence de sens, à une sorte de nihilisme. N'y aurait-il pas deux tentations aussi proches que difficiles à identifier: d'un côté, déplorer le déclin effectif des valeurs occidentales héritées des Lumières (nous avons à digérer Hiroshima, Kolyma, Auschwitz, le totalitarisme à l'Est) proclamer d'autre part (l'attitude nihiliste et/ou déconstructionniste) que le déclin est le nom même de la modernité occidentale tardive, que celle-ci soit est insauvable soit ne peut être sauvée que par un retour aux origines (religieuses, morales, fantasmatiques), que l'Occident est coupable de cet alliage de raison et de domination qui achève son empire sur un désert. Entre ces deux tendances, de mortification imputant Auschwitz et Kolyma aux Lumières, et de nihilisme s'en remettant (ou pas) au "retour aux origines", où vous situez-vous?

Je pense, d'abord, que les deux termes que vous opposez reviennent finalement au même. Pour une bonne partie, l'idéologie et la mystification déconstructionniste s'appuient sur la "culpabilité" de l'Occident: elles procèdent, brièvement parlant, d'un mélange illégitime, où la critique (faite depuis longtemps) du rationalisme instrumental et instrumentalisé est subrepticement confondue avec le dénigrement des idées de vérité, d'autonomie, de responsabilité. On joue sur la culpabilité de l'Occident relative au colonialisme, à l'extermination des autres cultures, aux régimes totalitaires, à la fantasmatique de la maîtrise, pour sauter à une critique, fallacieuse et auto-référentiellement contradictoire, du projet gréco-occidental d'autonomie individuelle et collective, des aspirations à l'émancipation, des institutions dans lesquelles celles-ci se sont, fût-ce partiellement et imparfaitement, incarnées. (Le plus drôle est que ces mêmes sophistes ne se privent pas, de temps en temps, de se poser en défenseurs de la justice, de la démocratie, des droits de l'homme, etc.). Laissons ici de côté la Grèce. L'Occident moderne, depuis des siècles, est animé par deux significations imaginaires sociales tout à fait opposées, même si elles se sont contaminées réciproquement: le projet d'autonomie individuelle et collective, la lutte pour l'émancipation de l'être humain, aussi bien intellectuelle et spirituelle qu'effective dans la réalité sociale et le projet capitaliste, démentiel, d'une expansion illimitée d'une pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle, qui depuis longtemps a cessé de concerner seulement les forces productives et l'économie pour devenir un projet global (et pour autant encore plus monstrueux), d'une maîtrise totale des données physiques, biologiques, psychiques, sociales, culturelles. Le totalitarisme n'est que la pointe la plus extrême de ce projet de domination - qui du reste s'inverse dans sa propre contradiction, puisque même la rationalité restreinte, instrumentale du capitalisme classique devient chez lui irrationalité et absurdité, comme le stalinisme et le nazisme l'ont montré. Pour revenir au point de départ de votre question, vous avez raison de dire que nous ne vivons pas aujourd'hui une Krisis au vrai sens du terme, à savoir un moment de décision. (Dans les écrits hippocratiques, lakrisis, la crise d'une maladie est le moment paroxystique au bout duquel le malade ou bien mourra, ou bien, par une réaction populaire provoquée par la crise elle-même, entamera son processus de guérison). Nous vivons une phase de décomposition. Dans une crise, il y a les éléments opposés qui se combattent - alors que ce qui caractérise précisément la société contemporaine est la disparition du conflit social et politique. Les gens découvrent maintenant ce que nous écrivions il y a trente ou quarante ans dans S. ou B., à savoir que l'opposition droite/gauche n'a plus aucun sens: les partis politiques officiels disent la même chose, Balladur fait aujourd'hui ce que Bérégovoy faisait hier. Il n'y a en vérité ni programmes opposés, ni participation des gens à des conflits ou luttes politiques, ou simplement à une activité politique. Au plan social, il n'y a pas seulement la bureaucratisation des syndicats et leur réduction à un état squelettique, mais la quasi-disparition des luttes sociales. Il n'y a jamais eu aussi peu de journées de grève en France, par exemple, que depuis dix ou quinze ans - et presque toujours, ces grèves ont un caractère catégoriel ou corporatiste. Mais, on l'a déjà dit, la décomposition se voit surtout dans la disparition des significations, l'évanescence presque complète des valeurs. Et celle-ci est, à terme, menaçante pour la survie du système lui-même. Lorsque, comme c'est le cas dans toutes les sociétés occidentales, on proclame ouvertement (et ce sont les socialistes en France à qui revient la gloire de l'avoir fait comme la droite n'avait pas osé le faire) que la seule valeur est l'argent, le profit, que l'idéal sublime de la vie sociale est l'enrichissez-vous, peut-on concevoir qu'une société peut continuer à fonctionner et à se reproduire sur cette unique base? S'il en est ainsi, les fonctionnaires devraient demander et accepter des bakchichs pour faire leur travail, les juges mettre les décisions des tribunaux aux enchères, les enseignants accorder de bonnes notes aux enfants dont les parents leur ont glissé un chèque, et le reste à l'avenant. J'ai écrit, il y a presque quinze ans de cela: la seule barrière pour les gens d'aujourd'hui est la peur de la sanction pénale. Mais pourquoi ceux qui administrent cette sanction seraient-ils eux-mêmes incorruptibles? Qui gardera les gardiens? La corruption généralisée que l'on observe dans le système politico-économique contemporain n'est pas périphérique ou anecdotique, elle est devenue un trait structurel, systémique, de la société où nous vivons. En vérité, nous touchons là un facteur fondamental, que les grands penseurs politiques du passé connaissaient et que les prétendus "philosophes politiques" d'aujourd'hui, mauvais sociologues et piètres théoriciens, ignorent splendidement: l'intime solidarité entre un régime social et le type anthropologique (ou l'éventail de tels types) nécessaire pour le faire fonctionner. Ces types anthropologiques, pour la plupart, le capitalisme les a hérités des périodes historiques antérieures: le juge incorruptible, le fonctionnaire wébérien, l'enseignant dévoué à sa tâche, l'ouvrier pour qui son travail, malgré tout, était une source de fierté. De tels personnages deviennent inconcevables dans la période contemporaine: on ne voit pas pourquoi ils seraient reproduits, qui les reproduirait, au nom de quoi ils fonctionneraient. Même le type anthropologique qui est une création propre du capitalisme, l'entrepreneur schumpétérien - combinant une inventivité technique, la capacité de réunir des capitaux, d'organiser une entreprise, d'explorer, de pénétrer, de créer des marchés - est en train de disparaître. Il est remplacé par des bureaucraties managériales et par des spéculateurs. Ici encore, tous les facteurs conspirent. Pourquoi s'escrimer pour faire produire et vendre, au moment où un coup réussi sur les taux de change à la Bourse de New York ou d'ailleurs peut vous rapporter en quelques minutes 500 millions de dollars? Les sommes en jeu dans la spéculation de chaque jour sont de l'ordre du PNB des Etats-Unis en un an. Il en résulte un drainage des éléments les plus "entreprenants" vers ce type d'activités qui sont tout à fait parasitaires du point de vue du système capitaliste lui-même. Si l'on met ensemble tous ces facteurs, et qu'on tienne, en outre, compte de la destruction irréversible de l'environnement terrestre qu'entraîne nécessairement l'"expansion" capitaliste (elle-même condition nécessaire de la "paix sociale"), l'on peut et l'on doit se demander combien de temps encore le système pourra fonctionner.


Ce "délabrement" de l'Occident, cette "décomposition" de la société, des valeurs, cette privatisation et cette apathie des citoyens ne sont-ils pas aussi dûs au fait que les défis, face à la complexité du monde, sont devenus démesurés? Nous sommes peut-être des citoyens sans boussole.

Que les citoyens soient sans boussole est certain, mais cela tient précisément à ce délabrement, à cette décomposition, à cette usure sans précédent des significations imaginaires sociales. On peut le constater encore sur d'autres exemples. Personne ne sait plus aujourd'hui ce que c'est que d'être un citoyen mais personne ne sait même plus ce que c'est qu'être un homme ou une femme. Les rôles sexuels sont dissous, on ne sait plus en quoi cela consiste. Autrefois, on le savait, aux différents niveaux de société, de catégorie, de groupe. Je ne dis pas que c'était bien, je me place à un point de vue descriptif et analytique. Par exemple, le fameux principe: "la place d'une femme est au foyer" (qui précède le nazisme de plusieurs millénaires) définissait un rôle pour la femme: critiquable, aliénant, inhumain, tout ce que l'on voudra - mais en tous cas une femme savait ce qu'elle avait à faire: être au foyer, tenir une maison. De même, l'homme savait qu'il avait à nourrir la famille, exercer l'autorité, etc. De même dans le jeu sexuel: on se moque en France (et je pense, à juste titre), du juridisme ridicule des Américains, avec les histoires de harcèlement sexuel (qui n'ont plus rien à voir avec les abus d'autorité, de position patronale, etc.), les réglementations détaillées publiées par les universités sur le consentement explicite exigé de la femme à chaque étape du processus, etc. - , mais qui ne voit l'insécurité psychique profonde, la perte des repères identificatoires sexuels que ce juridisme essaie pathétiquement de pallier? Il en va de même dans les rapports parents-enfants: personne ne sait aujourd'hui ce que c'est que d'être une mère ou un père.


Ce délabrement dont nous parlons n'est certes pas le seul fait des sociétés occidentales. Que faut-il dire des autres? Et, d'autre part, peut-on dire qu'il entraîne aussi les valeurs révolutionnaires occidentales? Et quel est le rôle, dans cette évolution, de la fameuse "culpabilité" de l'Occident?

Dans l'histoire de l'Occident il y a une accumulation d'horreurs - contre les autres, tout autant que contre lui-même. Ce n'est pas le privilège de l'Occident: qu'il s'agisse de la Chine, de l'Inde, de l'Afrique avant la colonisation ou des Aztèques, les accumulations d'horreurs sont partout. L'histoire de l'humanité n'est pas l'histoire de la lutte des classes, c'est l'histoire des horreurs - bien qu'elle ne soit pas que cela. Il y a, il est vrai, une question à débattre, celle du totalitarisme: est-ce, comme je le pense, l'aboutissement de cette folie de la maîtrise dans une civilisation qui fournissait les moyens d'extermination et d'endoctrinement à une échelle jamais auparavant connue dans l'histoire, est-ce un destin pervers immanent à la modernité comme telle, avec toutes les ambiguïtés dont elle est porteuse, est-ce encore autre chose? C'est, pour notre présente discussion, une question si j'ose dire théorique, dans la mesure où les horreurs du totalitarisme, l'Occident les a dirigées contre les siens (y compris les Juifs), dans la mesure où le "Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens" n'est pas une phrase de Lénine, mais d'un duc très chrétien, prononcée non pas au xxe siècle, mais au xvie siècle, dans la mesure où les sacrifices humains ont été abondamment et régulièrement pratiqués par des cultures non européennes, etc., etc. L'Iran de Khoméyni n'est pas un produit des Lumières. Il y a en revanche quelque chose qui est la spécificité, la singularité et le lourd privilège de l'Occident: cette séquence social-historique qui commence avec la Grèce et reprend, à partir du xie siècle, en Europe occidentale, est la seule dans laquelle on voit émerger un projet de liberté, d'autonomie individuelle et collective, de critique et d'autocritique: le discours de dénonciation de l'Occident en est la plus éclatante confirmation. Car on est capable en Occident, du moins certains d'entre nous, de dénoncer le totalitarisme, le colonialisme, la traite des Noirs ou l'extermination des Indiens d'Amérique. Mais je n'ai pas vu les descendants des Aztèques, les Hindous ou les Chinois, faire une autocritique analogue, et je vois encore aujourd'hui les Japonais nier les atrocités qu'ils ont commises pendant la Seconde guerre mondiale. Les Arabes dénoncent sans arrêt leur colonisation par les Européens, lui imputant tous les maux dont ils souffrent - la misère, le manque de démocratie, l'arrêt du développement de la culture arabe, etc. Mais la colonisation de certains pays arabes par les Européens a duré, dans le pire des cas, 130 ans: c'est le cas de l'Algérie, de 1830 à 1962. Mais ces mêmes Arabes ont été réduits à l'esclavage et colonisés par les Turcs pendant cinq siècles. La domination turque sur le Proche et le Moyen-Orient commence au XVème siècle et se termine en 1918. Il se trouve que les Turcs étaient musulmans - donc les Arabes n'en parlent pas. L'épanouissement de la culture arabe s'est arrêté vers le xie, au plus le XIIème siècle, huit siècles avant qu'il soit question d'une conquête par l'Occident. Et cette même culture arabe s'était bâtie sur la conquête, l'extermination et/ou la conversion plus ou moins forcée des populations conquises. En Egypte, en 550 de notre ère, il n'y avait pas d'Arabes - pas plus qu'en Libye, en Algérie, au Maroc ou en Irak. Ils sont là comme des descendants des conquérants venus coloniser ces pays et convertir, de gré ou de force, les populations locales. Mais je ne vois aucune critique de ces faits dans le cercle civilisationnel arabe. De même, on parle de la traite des Noirs par les Européens à partir du xvie siècle, mais on ne dit jamais que la traite et la réduction systématique des Noirs en esclavage a été introduite en Afrique par les marchands arabes à partir des XI-XIIème siècles (avec, comme toujours, la participation complice des rois et chefs de tribus noirs), que l'esclavage n'a jamais été aboli spontanément en pays islamique et qu'il subsiste toujours dans certains d'entre eux. Je ne dis pas que tout cela efface les crimes commis par les Occidentaux, je dis seulement ceci: que la spécificité de la civilisation occidentale est cette capacité de se mettre en question et de s'autocritiquer. Il y a dans l'histoire occidentale, comme dans toutes les autres, des atrocités et des horreurs, mais il n'y a que l'Occident qui a créé cette capacité de contestation interne, de mise en cause de ses propres institutions et de ses propres idées, au nom d'une discussion raisonnable entre être humains qui reste indéfiniment ouverte et ne connaît pas de dogme ultime.


Vous dites quelque part que le poids de la responsabilité de l'humanité occidentale - parce que précisément c'est elle qui a créé cette contestation interne - vous fait penser que c'est là d'abord qu'une transformation radicale devrait avoir lieu. Est-ce qu'aujourd'hui les réquisits d'une véritable autonomie, d'une émancipation, d'une auto-institution de la société, peut-être d'un "progrès", bref d'un renouvellement des significations imaginaires créées par la Grèce et reprises par l'Occident européen ne semblent-ils pas faire défaut?

D'abord, il ne faut pas mêler à notre discussion l'idée de "progrès". Il n'y a pas dans l'histoire de progrès, sauf dans le domaine instrumental. Avec une bombe H nous pouvons tuer beaucoup plus de monde qu'avec une hache en pierre et les mathématiques contemporaines sont infiniment plus riches, puissantes et complexes que l'arithmétique des primitifs. Mais une peinture de Picasso ne vaut ni plus ni moins que les fresques de Lascaux et d'Altamira, la musique balinaise est sublime et les mythologies de tous les peuples sont d'une beauté et d'une profondeur extraordinaires. Et si l'on parle du plan moral, nous n'avons qu'à regarder ce qui se passe autour de nous pour cesser de parler de "progrès". Le progrès est une signification imaginaire essentiellement capitaliste, à laquelle Marx lui-même s'est laissé prendre. Cela dit, si l'on considère la situation actuelle, situation non pas de crise mais de décomposition, de délabrement des sociétés occidentales, on se trouve devant une antinomie de première grandeur. La voici: ce qui est requis est immense, va très loin - et les êtres humains, tels qu'ils sont et tels qu'ils sont constamment reproduits par les sociétés occidentales, mais aussi par les autres, en sont immensément éloignés. Qu'est-ce qui est requis? Compte tenu de la crise écologique, de l'extrême inégalité de la répartition des richesses entre pays riches et pays pauvres, de la quasi-impossibilité du système de continuer sa course présente, ce qui est requis est une nouvelle création imaginaire d'une importance sans pareille dans le passé, une création qui mettrait au centre de la vie humaine d'autres significations que l'expansion de la production et de la consommation, qui poserait des objectifs de vie différents, qui puissent être reconnus par les êtres humains comme valant la peine. Cela exigerait évidemment une réorganisation des institutions sociales, des rapports de travail, des rapports économiques, politiques, culturels. Or cette orientation est extrêmement loin de ce que pensent, et peut-être de ce que désirent les humains aujourd'hui. Telle est l'immense difficulté à laquelle nous avons à faire face. Nous devrions vouloir une société dans laquelle les valeurs économiques ont cessé d'être centrales (ou uniques), où l'économie est remise à sa place comme simple moyen de la vie humaine et non comme fin ultime, dans laquelle on renonce à cette course folle vers une consommation toujours accrue. Cela n'est pas seulement nécessaire pour éviter la destruction définitive de l'environnement terrestre, mais aussi et surtout pour sortir de la misère psychique et morale des humains contemporains. Il faudrait donc désormais que les êtres humains (je parle maintenant des pays riches) acceptent un niveau de vie décent mais frugal, et renoncent à l'idée que l'objectif central de leur vie est que leur consommation augmente de 2 ou 3 % par an. Pour qu'ils acceptent cela, il faudrait qu'autre chose donne sens à leur vie. On sait, je sais ce que peut être cette autre chose - mais évidemment cela ne signifie rien si la grande majorité des gens ne l'accepte pas, et ne fait pas ce qu'il faut pour qu'elle se réalise. Cette autre chose, c'est le développement des êtres humains, à la place du développement des gadgets. Cela exigerait une autre organisation du travail, qui devrait cesser d'être une corvée pour devenir un champ de déploiement des capacités humaines, d'autres systèmes politiques, une véritable démocratie comportant la participation de tous à la prise des décisions, une autre organisation de la païdeïa pour former des citoyens capables de gouverner et d'être gouvernés, comme disait admirablement Aristote - et ainsi de suite. . . Bien évidemment, tout cela pose des problèmes immenses: par exemple, comment une démocratie véritable, une démocratie directe, pourrait-elle fonctionner non plus à l'échelle de 30 000 citoyens, comme dans l'Athènes classique, mais à l'échelle de 40 millions de citoyens comme en France, ou même à l'échelle de plusieurs milliards d'individus sur la planète. Problèmes immensément difficiles, mais à mon avis solubles - à condition précisément que la majorité des êtres humains et leurs capacités se mobilisent pour en créer les solutions - au lieu de se préoccuper de savoir quand est-ce que l'on pourra avoir une télévision 3 D. Telles sont les tâches qui sont devant nous - et la tragédie de notre époque est que l'humanité occidentale est très loin d'en être préoccupée. Combien de temps cette humanité restera obsédée par ces inanités et ces illusions que l'on appelle marchandises? Est-ce qu'une catastrophe quelconque - écologique, par exemple - amènerait un réveil brutal, ou bien plutôt des régimes autoritaires ou totalitaires? Personne ne peut répondre à ce type de questions. Ce que l'on peut dire, est que tous ceux qui ont conscience du caractère terriblement lourd des enjeux doivent essayer de parler, de critiquer cette course vers l'abîme, d'éveiller la conscience de leurs concitoyens.


Un article de Frédéric Gaussen dans Le Monde évoquait récemment un changement qualitatif: une dizaine d'annés après le "silence des intellectuels", l'effondrement du totalitarisme à l'Est fonctionne comme une validation du modèle démocratique occidental, les intellectuels reprennent la parole pour défendre ce modèle, invoquant qui Fukuyama, qui Tocqueville et le consensus ambiant sur la "pensée faible". Ce n'est sans doute pas là le "changement" que vous appelez de vos voeux.

Disons d'abord que les vociférations de 1982-83 sur le "silence des intellectuels" n'était qu'une opération micropoliticienne. Ceux qui vociféraient voulaient que les intellectuels volent au secours du Parti Socialiste, ce que peu de gens étaient prêts à faire (même si pas mal d'entre eux en ont profité pour des places, etc.). Comme en même temps - pour cette dernière raison ou pour d'autres - personne ne voulait le critiquer, la fille restait muette. Mais tout cela concerne le microcosme parisien, cela n'a aucun intérêt et est très loin de ce dont nous parlons. Et il n'y a pas, non plus, "réveil" des intellectuels en ce sens-là. Je pense aussi que ce que vous appelez le tocquevillisme ambiant va avoir la vie courte. Tocqueville, personne n'en discutera, est un penseur très important, il a vu aux Etats-Unis, très jeune, dans les années 1830, des choses très importantes, mais il n'en a pas vu d'autres tout aussi importantes. Par exemple, il n'a pas accordé le poids nécessaire à la différenciation sociale et politique déjà pleinement installée à son époque, ni au fait que l'imaginaire de l'égalité restait confiné à certains aspects de la vie sociale et ne touchait guère les relations effectives de pouvoir. Il serait certes de très mauvais ton de demander aux tocquevilliens, ou prétendus tels, d'aujourd'hui: Et qu'avez-vous donc à dire, en tant que tocquevilliens, sur les fortes différenciations sociales et politiques qui ne s'atténuent nullement, sur les nouvelles qui se créent, sur le caractère fortement oligarchique des prétendues "démocraties", sur l'érosion des conditions aussi bien économiques qu'anthropologiques de la "marche vers l'égalisation des conditions", sur l'incapacité visible de l'imaginaire politique occidental de pénétrer de très vastes régions du monde non occidental? Et sur l'apathie politique généralisée? Certes, sur ce dernier point on nous dira que Tocqueville entrevoyait déjà l'émergence d'un "Etat tutélaire" mais cet Etat, s'il est en effet tutélaire (ce qui annule toute idée de "démocratie"), il n'est nullement, comme il croyait, "bienveillant". C'est un Etat bureaucratisé totalement, livré aux intérêts privés, phagocyté par la corruption, incapable de gouverner même, car devant maintenir un équilibre instable entre les lobbies de toutes sortes qui modèlent la société contemporaine. Et l'"égalité croissante des conditions" en est venue à signifier simplement l'absence de signes extérieurs de statut hérité, et l'égalisation de tous par l'équivalent général, à savoir l'argent - à condition qu'on en ait. Si vous voulez louer une suite au Crillon ou au Ritz, personne ne vous demandera qui vous êtes ou que faisait votre grand-père. Il vous suffit d'être bien habillé et d'avoir un compte en banque bien fourni. Le "triomphe de la démocratie" à l'occidentale a duré quelques mois. Ce que l'on voit, c'est l'état de l'Europe de l'Est et de l'ex "URSS", la Somalie, le Rwanda, le Burundi, l'Afghanistan, Haïti, l'Afrique sub-saharienne, l'Iran, l'Irak, l'Egypte et l'Algérie et j'en passe. Toutes ces discussions ont un côté terriblement provincial. On discute comme si les sujets à la mode en France épuisaient les préoccupations de la planète. Mais la population française représente 1 % de la population terrestre, et le Quartier latin 1 % de la population française. Nous sommes en-deçà du dérisoire. L'écrasante majorité de la planète ne vit pas l'"égalisation des conditions", mais la misère et la tyrannie. Et, contrairement à ce que croyaient aussi bien les libéraux que les marxistes, elle n'est nullement en train de se préparer pour accueillir le modèle occidental de la république capitaliste libérale. Tout ce qu'elle cherche dans le modèle occidental, ce sont des armes et des objets de consommation - ni le habeas corpus, ni la séparation des pouvoirs. C'est éclatant pour les pays musulmans - un milliard d'habitants -, pour l'Inde - presque un autre milliard -, dans la plupart des pays du Sud-Est asiatique et d'Amérique latine. La situation mondiale, extrêmement grave, rend ridicules aussi bien l'idée d'une "fin de l'histoire" que d'un triomphe universel du "modèle démocratique" à l'occidentale. Et ce "modèle" se vide de sa substance-même dans ses pays d'origine.


Vos critiques acerbes du modèle occidental libéral ne doivent pas nous empêcher de voir les difficultés de votre projet politique global. Dans un premier mouvement, la démocratie est pour vous la création imaginaire d'un projet d'autonomie et d'auto-institution que vous souhaitez voir triompher. Dans un second mouvement, vous puisez dans ce concept d'autonomie et d'auto-institution pour critiquer le capitalisme libéral. Deux questions: n'est-ce pas là d'abord pour vous une manière de faire votre deuil du marxisme, à la fois comme projet et comme critique? N'y a-t-il pas là, en deuxième lieu, une sorte d'ambiguïté, dans la mesure où cette "autonomie" est précisément ce dont le capitalisme a structurellement besoin pour fonctionner, en atomisant la société, en "personnalisant" la clientèle, en rendant dociles et utiles des citoyens qui auront tous intériorisé l'idée qu'ils consomment de leur propre fait, qu'ils obéissent de leur propre fait, etc.?

Je commence par votre deuxième question, qui repose sur un malentendu. L'atomisation des individus n'est pas l'autonomie. Lorsqu'un individu achète un frigo ou une voiture, il fait ce que font quarante millions d'autres individus, il n'y a là ni individualité, ni autonomie, c'est précisément une des mystifications de la publicité contemporaine: "Personnalisez-vous, achetez la lessive X". Et voilà des millions d'individus qui se "personnalisent" (!) en achetant la même lessive. Ou bien, vingt millions de foyers à la même heure et à la même minute tournent le même bouton de leur télévision pour voir les mêmes âneries. Et c'est là aussi la confusion impardonnable de gens comme Lipovetsky et autres, qui parlent d'individualisme, de narcissisme, etc., comme s'ils avaient eux-mêmes avalé ces fraudes publicitaires. Le capitalisme, comme précisément cet exemple le montre, n'a pas besoin d'autonomie mais de conformisme. Son triomphe actuel, c'est que nous vivons une époque de conformisme généralisé - pas seulement pour ce qui est de la consommation, mais de la politique, des idées, de la culture, etc. Votre première question est plus complexe. Mais d'abord une clarification "psychologique". Certainement, j'ai été marxiste mais ni la critique du régime capitaliste, ni le projet d'émancipation ne sont des inventions de Marx et je crois que ma trajectoire montre que mon souci premier n'a jamais été de "sauver" Marx. J'ai très tôt critiqué Marx précisément parce que j'ai découvert qu'il n'était pas resté fidèle à ce projet d'autonomie. Quant au fond de la question, il faut reprendre les choses plus en amont. L'histoire humaine est création, ce qui veut dire que l'institution de la société est toujours auto-institution, mais auto-institution qui ne se sait pas comme telle et ne veut pas se savoir comme telle. Dire que l'histoire est création signifie que l'on ne peut ni expliquer, ni déduire telle forme de société à partir de facteurs réels ou de considérations logiques. Ce n'est pas la nature du désert ou le paysage du Moyen-Orient qui expliquent la naissance du judaïsme - ni d'ailleurs, comme c'est à nouveau la mode de le dire, la supériorité "philosophique" du monothéisme sur le polythéisme. Le monothéisme hébreu est une création du peuple hébreu, et ni la géographie grecque, ni l'état des forces productives de l'époque n'expliquent la naissance de la polis grecque démocratique, parce que des cités, le monde méditerranéen de l'époque en est plein et que l'esclavage était là partout - en Phénicie, à Rome, à Carthage. La démocratie a été une création grecque - création qui est certes restée limitée, puisqu'il y avait l'esclavage, le statut des femmes, etc. Mais l'importance de cette création, c'était l'idée inimaginable à l'époque dans le reste du monde qu'une collectivité peut s'auto-instituer explicitement et s'auto-gouverner. L'histoire est création, et chaque forme de société est une création particulière. Je parle d'institution imaginaire de la société, parce que cette création est l'oeuvre de l'imaginaire collectif anonyme. Les Hébreux ont imaginé, ont créé leur Dieu comme un poète crée un poème, un musicien une musique. La création sociale est évidemment infiniment plus ample, puisqu'elle est chaque fois création d'un monde, le monde propre de cette société: dans le monde des Hébreux, il y a un Dieu avec des caractéristiques tout à fait particulières, qui a créé ce monde et les hommes, leur a donné des lois, etc. La même chos

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