ême si l'intérêt de la fusion entre Alcatel et Lucent a donné lieu à des appréciations divergentes, points de vue « tantôt alarmistes, tantôt rassurants »1, qu'ils soient ceux d'« analystes » ou de « sociétés de rating financier », les inquiétudes qui semblent encore entourer cette fusion agite de nouveau l'actualité "économique" du journal Le Monde, qui s'interroge: « Qu'est-ce qui ne va pas chez Alcatel-Lucent ? 2»
D'évidentes garanties de sérieux auréolaient pourtant les deux nouveaux dirigeants du conglomérat: Serge Tchuruk, président du conseil d'administration du groupe, pouvait se prévaloir de 55 000 licenciements chez Alcatel entre 1995 et 2006, et Patricia Russo, directrice générale, lui opposer ses 30 000 emplois supprimés entre 2002 et 2005 chez Lucent. Las, rien n'y fit. Un chiffre d'affaire en berne, 18,2 milliards d'euros3 en 2006 contre 18,6 en 2005, une marge d'exploitation réduite à ce que même la décence nous interdit de qualifier de tolérable, 1 milliard contre 1,4 précédemment et un bénéfice net divisé par trois! 4 Un mot d'ordre fut lancé, dernier espoir d'une faillite imminente: « effort », celui qui passe par un « plan » d' « économies » de 1,7 milliards et qui a comme corollaire, accidentel mais nécessaire, la suppression de 12 500 emplois.
Déjà, en « habituée des plans sociaux», selon les termes délicatement choisis par la journaliste du Monde, la présidente Mme Russo avouait en début d'année, presque embarrassée, que les licenciements étaient certes « des décisions difficiles à prendre » mais qu'ils étaient« nécessaires.5 » Confession touchante, empreinte de stoïcisme. Acte libre s'il en est, conscience aiguë de la fatalité, mais qui dissimule difficilement, loin de la lucide résignation affichée, l'ultime masque du cynisme et de l'irresponsabilité. Arguments apparemment dérisoires, même s'ils invitent certains à vouloir « moraliser » le capitalisme 6 - oeuvre en soi paradoxale, continuellement ajournée et dont il a pu jusqu'à présent, sans « contradiction » apparente, faire l'économie. Règne certainement transitoire de l'immoralité auquel se superpose, tout aussi transitoirement sans doute, celui plus précieux de la « comptabilité », moins suspecte d'idéologie. Règne pour lequel ce que l' «effort» aurait du permettre, finalement en vain, l'«urgence» y aura pourvu plus efficacement: est ainsi annoncé un « plan d'urgence » qui sera présenté en fin de mois au conseil d'administration par Patricia Russo et qui annonce ce que la tradition journalistico-politique de la résignation appelle prosaïquement un « plan social » - et qui n'a de social que la part qui incombe à la collectivité, notamment le financement des allocations de chômage.
1. Fusion Alcatel-Lucent : est-ce bien raisonnable ?, Journal du net.
2. Les salariés d'Alcatel-Lucent ont perdu confiance, Le Monde, 8 octobre 2007.
3. Pour les lecteurs d'un âge avancé, les sommes ne sont pas mentionnées en anciens euros.
4. La fusion Alcatel-Lucent démarre dans la douleur, Le Monde, 9 février 2007.
5. La journaliste du Monde, Nathalie Brafman, note sobrement que « quelque 12 500 emplois sur un total de plus de 80 000 seront supprimés dans le monde sur la même période, contre 9 000 prévus initialement. » Je ne sais trop si c'est avec le même détachement « stoïcien », ou la même neutralité journalistique, qu'elle accepterait et présenterait des licenciements au sein de son journal, dans une proportion équivalente et pour des « raisons » similaires.
6. Peut-être conviendrait-il d'élaborer une éthique du profit durable, en lieu et place de tous les archaïsmes, traditions, particularismes, etc., qui fondent la vie en commun en la rendant et possible et souhaitable.
illustration: Felix Léon Pierre, Fusion de l'Ecole Normale et de la Sorbonne.
